I

 

– Ils sont à moi, pensait Adrienne, en prêtant l’oreille au babil des deux enfants qui jouaient dans la pièce à côté ; et elle souriait tendrement, sans s’interrompre de tricoter d’un crochet rapide un chandail de laine rouge. Elle souriait, n’arrivant pas à se convaincre que ces deux enfants sont bien à elle, sortis d’elle, et que tant d’années déjà, dix ans bientôt, ont passé depuis le jour de ses noces. Est-il possible ! Elle se sent si petite fille encore, et son aîné qui a huit ans, et elle bientôt trente : trente ans, est-il possible ? presque vieille ! Allons donc ! Et elle souriait.

– Le docteur ? fit-elle soudain, comme si elle s’interrogeait elle-même. Il lui semblait reconnaître dans le vestibule la voix du médecin de la famille ; elle se leva ; son sourire était encore sur ses lèvres.

Ah ! ce sourire, comme il mourut vite, glacé par l’attitude bouleversée, embarrassée aussi du docteur Vocalopoulo, qui haletait comme s’il avait couru pour venir et dont les paupières battaient nerveusement derrière les gros verres de ses lunettes de myope, qui rapetissaient ses yeux.

– Docteur... Mon Dieu...

– Ce n’est rien... Soyez calme...

– Maman ?

– Non, non ! prononça d’une voix forte le docteur. Pas votre mère !

– Tommaso, alors ? cria Adrienne. Et comme le docteur, par son silence, laissait entendre qu’il s’agissait bien de son mari :

– Que lui est-il arrivé ? Dites-moi la vérité... Mon Dieu, où est-il ? où est-il ?

Le docteur Vocalopoulo étendit les mains en avant, comme pour endiguer les questions.

– Ce n’est rien. Vous allez voir... Une petite blessure...

– Blessé ? Et vous... On me l’a tué ?

Adrienne saisit le bras du docteur, les yeux hagards, comme une folle.

– Mais non, madame, mais non... Calmez-vous... Une simple blessure... légère, espérons-le...

– Un duel ?

– Oui, répondit avec effort, après une hésitation, le docteur de plus en plus troublé.

– Oh, mon Dieu, mon Dieu, dites-moi la vérité ! suppliait Adrienne. Un duel ? Avec qui ? Sans m’en rien dire ?

– Vous saurez tout. Mais du calme, du calme : pensons à lui... Où est son lit ?

– Par là..., répondit-elle, étourdie, ne comprenant pas tout d’abord. Puis elle reprit avec une angoisse qu’elle ne contenait plus :

– Où est-il blessé ? Vous m’épouvantez. Tommaso n’est-il pas avec vous ? Où est-il ? Pourquoi s’est-il battu ? Avec qui ? Quand ?... Mais parlez donc...

– Doucement, doucement..., interrompit le docteur Vocalopoulo, à bout de forces. Vous saurez tout... Pour l’instant, la bonne est-elle dans la maison ? Voulez-vous l’appeler ? Un peu de calme, et de la méthode ; vous n’avez qu’à m’écouter.

Et tandis que, comme dans un songe, elle sortait pour appeler la bonne, le docteur enlevait son chapeau et passait sur son front une main tremblante, comme s’il s’efforçait de se rappeler quelque chose ; puis, se souvenant tout à coup, il déboutonna son veston, prit son portefeuille dans sa poche et secoua plusieurs fois son stylographe, avant d’écrire une ordonnance.

Adrienne revenait avec la bonne.

– Voilà, fit Vocalopoulo, sans s’interrompre d’écrire. Et dès qu’il eut fini :

– Tout de suite, à la pharmacie la plus proche... Prenez des bouteilles... Non, pas la peine, le pharmacien vous en donnera. Et ne lambinez pas, je vous en prie.

– C’est très grave, docteur ? interrogea Adrienne, d’un air timide et passionné à la fois, comme pour se faire pardonner son insistance.

– Non, je vous le répète. Ayons bon espoir, répondit Vocalopoulo et pour prévenir de nouvelles questions :

– Voudriez-vous me montrer la chambre ?

– Oui, venez, par ici...

Mais à peine dans la chambre, elle demanda encore, toute tremblante :

– Mais voyons, docteur, n’étiez-vous pas avec Tommaso ? Il y a bien deux médecins dans les duels...

– Il faudrait transporter le lit un peu plus par là..., fit le docteur, comme s’il n’avait pas entendu.

À ce moment, un bel enfant, au visage hardi, ses longs cheveux noirs et bouclés flottant, entra en courant :

– Maman, une civière ! Que de monde...

Il vit le médecin et s’arrêta net, confus, honteux, au milieu de la chambre.

La mère poussa un cri et écarta l’enfant pour suivre le docteur. Sur le seuil, celui-ci se retourna et la retint :

– Restez là, madame, je vous en supplie ! J’y vais moi-même... Vos larmes pourraient lui faire du mal...

Adrienne s’inclina alors vers le petit qui s’accrochait à sa robe et le serra contre sa poitrine, en éclatant en sanglots.

– Pourquoi, maman, pourquoi ? demandait l’enfant effrayé, qui ne comprenait pas. Puis il se mit à pleurer à son tour.

 

 

II

 

Au bas de l’escalier, le docteur accueillit la civière portée par quatre brancardiers, tandis que les deux agents de police, aidés du concierge, interdisaient l’accès de la maison à la foule des curieux.

– Docteur Vocalopoulo ! criait un jeune homme perdu dans la foule.

Le docteur se retourna et cria à son tour aux agents :

– Laissez-le passer, c’est mon assistant. Entrez, docteur Sià.

Les quatre brancardiers soufflaient un peu, tout en préparant les courroies pour la montée. La porte cochère se referma, La foule au dehors tapait contre la porte à coups de poings, de pieds, sifflait, hurlait.

– Eh bien ? demanda le docteur Vocalopoulo à Sià tout hors d’haleine, le visage couvert de sueur. Et la femme ?

– Quelle course, mon cher maître ! répondit le docteur Cosimo Sià. La femme ? À l’hôpital... je n’en puis plus. Fracture de la jambe et du bras...

– De la congestion ?

– Je le crois, je ne sais pas. Je suis venu au triple galop. Quelle chaleur, per Bacco ! Je boirais volontiers un verre d’eau...

Le docteur Vocalopoulo écarta un peu la toile cirée qui couvrait la civière pour examiner le blessé ; il l’abaissa aussitôt et s’adressant aux brancardiers :

– Allons, en avant ! Doucement et attention, les enfants, je vous en prie.

Tandis qu’avec toutes sortes de précautions se poursuivait la pénible ascension, à chaque palier les portes des locataires s’ouvraient au bruit des pas, au bruit des paroles brèves et haletantes :

– Doucement, doucement, répétait, à chaque marche ou presque, le docteur Vocalopoulo.

Sià suivait, continuant à s’éponger la nuque et le front, et il répondait aux locataires :

– Monsieur... comment déjà ? Corsi... Quatrième étage, n’est-ce-pas ?

Une dame et une jeune fille, la mère et la fille, montèrent l’escalier à toute vitesse et aussitôt on entendit les cris désespérés d’Adrienne.

Vocalopoulo hochait la tête, contrarié, et se retournant vers Sià :

– Achevez de surveiller la montée, fit-il, et il gravit quatre à quatre les deux étages qui le séparaient de l’appartement des Corsi.

– Allons, chère madame, ayez du courage : ne criez pas ainsi. Comprenez que vous allez lui faire du mal. Je vous en prie, mesdames, emmenez-la par là !

– Je veux le voir ! Laissez-moi ! Je veux le voir ! criait Adrienne en pleurs.

Et le médecin :

– Vous le verrez, je vous le promets, mais pas maintenant... conduisez-la par là.

La civière arrivait.

– La porte ! criait un des brancardiers, à bout de souffle.

Le docteur Vocalopoulo accourut pour ouvrir l’autre côté de la porte, tandis qu’Adrienne, se débattant, entraînait les deux voisines affolées, vers la civière.

– Dans quelle chambre ? s’il vous plaît... Où est le lit ? demanda le docteur Sià.

– Par ici, par ici ! fit Vocalopoulo, et se tournant vers les deux femmes, il cria : Mais retenez-la, sapristi ! Vous n’êtes même pas capables de la retenir ?

– Oh ! Seigneur Jésus ! criait la dame du second, petite et trapue, avec une énorme poitrine en se plaçant devant Adrienne, éperdue de douleur.

Les deux agents de police marchaient derrière la civière ; ils s’arrêtèrent devant la porte d’entrée. Tout à coup, dans l’escalier, s’éleva un grand bruit de voix, suivi de pas précipités. Le concierge avait sûrement rouvert la porte cochère, la foule des curieux avait envahi l’escalier.

Les deux agents tinrent tête à l’irruption.

– Laissez-moi passer ! criait dans la presse sur les dernières marches, en se frayant un passage à coups de coude, une dame grande, osseuse, vêtue de noir, le visage pâle, défait et les cheveux secs, noirs encore, malgré son âge et les souffrances manifestes qu’elle avait dû supporter. Elle se tournait de côté et d’autre, comme une aveugle : son regard était, en effet, à demi-éteint entre ses paupières gonflées et mi-closes. Parvenue au haut de l’escalier, jusqu’à la porte, avec l’aide d’un jeune homme bien mis, qui la suivait, elle fut arrêtée sur le seuil par les agents :

– On ne passe pas !

– Je suis la mère ! répliqua-t-elle avec impétuosité et d’un geste sans réplique elle écarta les agents et pénétra dans l’appartement.

Le jeune homme bien mis se coula derrière elle,comme s’il était aussi de la famille.

La nouvelle arrivée se dirigea vers une pièce presque sombre, avec un seul petit soupirail grillé au plafond. Elle ne voyait rien, elle appela :

– Adrienne !

Adrienne, assise entre les deux locataires qui cherchaient gauchement à la réconforter, se dressa en criant :

– Maman !

– Viens, viens, ma fille, ma pauvre fille ! Allons-nous-en tout de suite.

La voix de la vieille dame vibrait de douleur et d’indignation.

– Ne m’embrasse pas ! Tu ne dois demeurer ici une minute de plus !

– Oh ! maman ! maman ! sanglotait Adrienne, les bras jetés au cou de sa mère.

Celle-ci se libéra et gémit :

– Ma fille, plus malheureuse encore que ta mère !

Puis, surmontant son émotion, elle reprit avec colère :

– Un chapeau, tout de suite, un châle ! Prends le mien... Et allons-nous-en immédiatement, avec les enfants... Où sont-ils ? Les pieds me brûlent d’être ici... Maudis cette maison, comme je la maudis !

– Maman, que dis-tu, maman ? questionna Adrienne, abîmée de douleur.

– Ah ! tu ne sais pas ? Tu ne sais rien encore ? On ne t’a rien dit ? Tu n’as rien soupçonné ? Ton mari est un assassin !

– Mais il est blessé, maman !

– C’est lui qui s’est blessé, de ses propres mains ! Il a tué Nori, comprends-tu ? Il te trompait avec la femme de Nori... Et elle, elle s’est jetée par la fenêtre.

Adrienne poussa un hurlement et se laissa tomber dans les bras de sa mère, évanouie. Mais sa mère n’y prenait pas garde, et, tout en la soutenant, continuait à dire d’une voix tremblante de rage :

– Pour celle-là... pour celle-là... toi, ma fille, mon ange, qu’il n’était pas digne de regarder... Assassin !... Pour celle-là... comprends-tu, comprends-tu ?

Et elle lui tapotait doucement l’épaule, la caressait, la berçait presque.

– Quel malheur ! Quel drame ! Mais que s’est-il passé ? demandait à mi-voix la grosse dame du second au jeune homme bien mis qui restait dans un coin, un calepin à la main.

– C’est sa femme ? demanda à son tour le jeune homme, au lieu de répondre. Pourriez-vous me dire son nom de jeune fille ?

– Son nom... C’est une Montesani.

– Et son prénom ?

– Adrienne. Vous êtes journaliste ?

– Chut, je vous en prie !... Pour vous servir. Et dites-moi, c’est la mère, n’est-ce pas ?

– Sa mère à elle... Madame Amélie Montesani, oui, monsieur.

– Amélie, merci, merci... Eh oui, un drame, oui, madame, un véritable drame...

– Madame Nori est morte ?

– Mais pas le moins du monde. Les mauvaises herbes... enseigne le dicton, vous le savez mieux que moi... C’est le mari qui est mort...

– Le juge ?

– Il n’était pas juge, il était substitut du procureur.

– Oui, enfin, ce jeune homme si laid... tout maigriot, un Calabrais, arrivé depuis peu... Ils étaient si amis avec M. Corsi !

– Naturellement, ricana le jeune homme. C’est toujours comme ça, vous le savez mieux que moi... Mais pardon, où se trouve M. Corsi ? Je voudrais le voir... Si vous aviez la bonté de m’indiquer...

– C’est par là... Traversez la pièce et la porte à droite.

– Merci mille fois, madame. Ah ! une autre question. Combien d’enfants ?

– Deux. Deux amours ! Un petit garçon de huit ans, une petite fille de cinq.

– Encore merci et pardon...

Le jeune homme se dirigea vers la chambre du blessé. En traversant le vestibule, il surprit le beau petit garçon qui, les yeux brillants, un sourire nerveux sur les lèvres et les mains derrière le dos, demandait à un des agents de police :

– Dis-moi, avec quoi il lui a tiré dessus, avec un fusil ?

 

 

III

 

Tommaso Corsi, le torse nu, puissant, soutenu par des coussins, fixait de ses grands yeux noirs et brillants le docteur Vocalopoulo qui avait quitté son veston et, les manches relevées sur ses bras maigres et velus, palpait et étudiait la blessure. De temps à autre, les yeux de Corsi se levaient sur l’autre docteur, comme si, dans l’attente de quelque chose qui allait se briser en lui, il eût voulu lire le signe et la minute de cette rupture dans les yeux des deux hommes. Une pâleur extrême embellissait son mâle visage plutôt rouge d’habitude.

Il fixa sur le journaliste qui venait d’entrer, intimidé et perplexe, un regard fier, comme pour lui demander ce qu’il était et ce qu’il voulait. Le jeune homme pâlit en s’approchant du lit, mais sans détourner ses yeux aimantés par le regard du blessé.

– Oh ! Vivoli ! fit le docteur Vocalopoulo, en se tournant à peine.

Corsi ferma les yeux et poussa un long soupir.

Lello Vivoli attendait que Vocalopoulo se tournât de nouveau vers lui, mais il finit par perdre patience :

– Psst, appela-t-il tout doucement, et, désignant le blessé, il demanda d’un geste de la main comment il allait.

Le docteur haussa les épaules et ferma les yeux, puis d’un doigt, montra la blessure à hauteur du téton gauche.

– Alors, adieu... fit Vivoli, en levant la main, avec le geste de bénir.

Une goutte de sang perla au bord de la blessure et raya longuement la poitrine. Le docteur l’étancha avec un peu de coton,puis se parlant à lui-même :

– Où diable s’est logée la balle ?

– On ne le sait pas ? demanda timidement Vivoli, sans quitter des yeux la blessure, malgré sa répulsion. Dis-moi, tu sais le calibre ?

Le docteur Sià prit la parole, avec une évidente satisfaction :

– Neuf... calibre neuf... On peut le déduire de la blessure...

– Je suppose, déclara Vocalopoulo, les sourcils froncés, absorbé dans ses réflexions, qu’elle doit être sous la clavicule... Eh oui, malheureusement, le poumon...

Et il tordit sa bouche.

Deviner, déterminer le chemin capricieux parcouru par la balle, pour l’instant cela seul comptait à ses yeux. Il n’avait plus devant lui qu’un patient quelconque sur lequel il devait exercer son talent, en usant de tous les moyens que lui suggérait sa science : au-delà de ce devoir matériel et étroitement délimité, il ne voyait rien, il ne pensait à rien. La présence de Vivoli le fit seulement réfléchir que, Corsi étant très connu dans la ville et le drame ayant mis toute la population sens dessus dessous, il pouvait être utile qu’on annonçât publiquement qu’il était le médecin traitant.

– Vivoli, tu diras que c’est moi qui le soigne.

Le docteur Sià, de l’autre côté du lit, fit entendre une toux légère.

– Et tu peux ajouter, reprit Vocalopoulo, que je suis assisté par le docteur Cosimo Sià : je te le présente.

Vivoli inclina à peine la tête, avec un léger sourire. Sià qui s’était précipité, la main tendue, pour serrer celle de Vivoli, devant ce salut cérémonieux, perdit contenance, rougit, ébaucha un salut de sa main déjà tendue, comme pour dire : « Voilà, cela revient au même. Je vous salue comme çà. »

Le moribond entrouvrit les yeux et fronça les sourcils. Les deux docteurs et Vivoli le regardaient avec effroi.

– Nous allons faire le pansement, dit Vocalopoulo, d’une voix empressée, en se penchant vers lui.

Tommaso Corsi secoua la tête sur ses oreillers, puis abaissa lentement ses paupières sur ses yeux sombres, comme s’il n’avait pas compris : telle fut du moins, l’impression du docteur Vocalopoulo qui, tordant encore la bouche, murmura :

– La fièvre...

– Je me sauve, fit tout bas Vivoli, avec un salut de la main à Vocalopoulo et une simple inclinaison vers Sià qui répondit, cette fois, par un signe de tête bref.

– Sià, venez par ici. Il s’agit de le soulever. Il faudrait deux de nos infirmiers... Enfin, nous allons essayer. Je tiens à faire un pansement qui tienne bon.

– On le lave ? demanda Sià.

– Oui. Où est l’alcool ? La cuvette aussi, s’il vous plaît. Bon, attendez... Préparez les bandes. Elles sont préparées ? Alors la glace.

Tommaso Corsi, lorsque le docteur Vocalopoulo commença le pansement, ouvrit les yeux. Son visage s’assombrit, il essaya de la main d’écarter de sa poitrine les mains du docteur, et d’une voix caverneuse, il dit :

– Non, non...

– Comment non ? demanda surpris le docteur Vocalopoulo. Mais un flot de sang empêcha Corsi de répondre et les mots s’étranglèrent dans sa gorge, au milieu d’une quinte de toux. Il retomba, évanoui...

Il fut alors lavé et pansé selon les règles par les deux médecins traitants.

 

 

IV

 

– Non, maman, non... Je ne pourrais pas.

Adrienne avait repris ses sens et refusait de céder aux injonctions de sa mère. Abandonner la maison de son mari avec les enfants, elle ne le pouvait pas.

Elle se sentait clouée de force sur sa chaise, étourdie et tremblante, comme si la foudre était tombée à ses pieds. Sa mère s’agitait devant elle et la pressait en vain :

– Allons, Adrienne, allons. M’entends-tu ?

Elle s’était laissé mettre un châle sur ses épaules, son chapeau sur sa tête ; elle regardait droit devant elle, comme une mendiante. Elle ne parvenait pas encore à se rendre compte de ce qui lui était arrivé. Que lui disait sa mère ? De quitter la maison ? Comment l’aurait-elle pu, en un moment pareil ? Qu’il lui faudrait tôt ou tard la quitter ? Pourquoi donc ? Son mari ne lui appartenait-il plus ? Le désir de le voir avait disparu. Mais que faisaient dans le vestibule ces deux agents que lui montrait sa mère ?

– Mieux vaut qu’il meure ! S’il vit, il ira au bagne !

– Maman ! supplia-t-elle, en fixant son regard sur elle.

Mais elle baissa les yeux aussitôt pour réprimer ses larmes.

Sur le visage de sa mère, elle relut la condamnation de son mari : « Il a tué Nori ; il te trompait avec la femme de Nori. » Elle continuait à l’ignorer, elle ne pouvait encore ni penser, ni concevoir pareille chose : elle gardait la vision de cette civière et ne pouvait rien imaginer de plus que son Tommaso blessé, peut-être moribond, couché dessus... Tommaso avait donc tué Nori ? Il avait une intrigue avec Angelica Nori et tous deux avaient été surpris par le mari ? Elle réfléchit que Tommaso portait toujours son revolver sur lui. Était-ce pour Nori ? Non : il l’avait toujours porté et les Nori n’habitaient la ville que depuis un an.

Dans le désarroi de sa conscience, une foule d’images s’éveillaient en tumulte : une image appelait l’autre ; elles se groupaient l’espace d’un éclair en scènes précises, s’évanouissaient aussitôt pour s’assembler en scènes nouvelles, avec une rapidité vertigineuse. Les Nori étaient arrivés d’une ville de Calabre avec une lettre d’introduction pour Tommaso, qui les avait accueillis avec l’exubérance qui était le propre de son caractère toujours aimable, avec des airs complices, avec le sourire clair de son mâle visage, où les yeux brillaient, exprimant la plénitude de sa vitalité, son énergie active, infatigable, tout cela qui le faisait aimer unanimement.

Cette nature si vivante, si expansive, qui avait un besoin continuel de se confier presque avec violence l’avait subjuguée, absorbée dès les premiers jours de leur mariage : elle s’était sentie entraînée par la hâte qu’il avait de vivre : une fureur de vie, exactement : vivre sans trêve, sans raffiner sur les scrupules, sans passer son temps à réfléchir : vivre et laisser vivre, en passant par-dessus tous les empêchements, en franchissant tous les obstacles. Plusieurs fois, elle s’était arrêtée, au milieu de cette course, pour juger telle action commise par son mari et qu’elle n’estimait pas d’une correction parfaite. Mais il ne lui laissait pas le temps de juger, pas plus qu’il n’accordait d’importance à ses actes. Elle savait qu’il était inutile de lui demander de se retourner pour examiner ses défaillances : il haussait les épaules, il souriait, et en avant ! Il avait besoin d’avancer à tout prix, par n’importe quel chemin, sans s’attarder à peser le bien et le mal ; il demeurait allègre et net, purifié, eût-on dit, par cette activité sans trêve, et toujours joyeux, généreux envers tous, simple et amical envers tous : à trente-huit ans, c’était un grand enfant, très capable de se mettre à jouer le plus sérieusement du monde avec ses deux petits, et, après dix ans de mariage, si amoureux de sa femme qu’elle avait eu à rougir, et tout récemment encore, de gestes impudents commis par lui, devant les enfants ou la bonne.

Et aujourd’hui, d’un coup, cet arrêt foudroyant, cet explosion ! Mais comment se pouvait-il ? La crudité des faits ne parvenait pas encore à dissocier les sentiments qu’elle avait pour son mari : sentiments qui n’étaient pas de simple et solide affection, mais l’amour le plus fort et que son cœur lui disait partagé.

Quelques légères dissimulations peut-être, oui, sous cette tumultueuse exubérance ; mais le mensonge, non, le mensonge ne pouvait trouver place dans sa gaieté constante. Qu’il eût une intrigue avec Angelica Nori, cela ne voulait pas dire qu’il l’avait trahie, elle, sa femme ; mais cela, sa mère ne pouvait le comprendre, elle ignorait tant de choses... Non, il ne pouvait avoir menti avec ces lèvres, ces yeux, ce rire qui réjouissait tous les jours la maison. Angelica Nori ? Elle savait bien ce qu’elle était, même pour son mari : pas même un caprice : rien, rien ! simplement la preuve d’une de ces faiblesses que les hommes ne savent ou peut-être ne peuvent pas éviter... Mais dans quel abîme était-il tombé, entraînant son foyer, sa femme, ses enfants dans sa chute ?

– Mes enfants, mes enfants ! s’écria-t-elle enfin.

Elle sanglotait, les mains sur le visage, comme pour ne plus voir le gouffre qui s’ouvrait devant elle.

– Emmène-les avec toi, ajouta-t-elle, en se tournant vers sa mère. Qu’ils s’en aillent, qu’ils ne voient pas... Mais moi, non, maman, je reste. Je t’en prie...

Elle se leva, et s’efforçant de contenir ses larmes, elle alla, suivie par sa mère, chercher les enfants qui jouaient ensemble dans un petit cabinet où la bonne les avait enfermés. Elle commença à les habiller en étouffant les sanglots qui la secouaient à chacune des joyeuses interrogations puériles :

– Avec grand-mère, oui... Promener avec grand-mère... Le petit cheval, oui... Le sabre aussi... grand-mère te les achètera.

Le mère contemplait, le cœur déchiré, sa fille bien aimée, son enfant adorée, si bonne, si belle, pour qui tout était fini désormais, et dans sa haine féroce contre celui qui faisait souffrir sa fille de la sorte, elle aurait voulu lui arracher des mains le petit garçon, tout le portrait de son père, même voix, mêmes gestes.

– Tu es bien décidée à ne pas me suivre ? demanda-t-elle à sa fille quand les enfants furent prêts. Moi, je ne mettrai plus les pieds ici. Tu vas rester seule... La maison de ta mère t’est toujours ouverte. Tu y viendras demain, sinon aujourd’hui. Même s’il ne meurt pas, il...

– Maman ! supplia Adrienne, en montrant les enfants.

La vieille dame se tut et s’en alla avec ses petits-fils en voyant sortir de la chambre du blessé le docteur Vocalopoulo.

Le docteur s’approcha d’Adrienne pour lui recommander de ne pas déranger son mari pour l’instant.

– Une émotion, même légère, pourrait lui être fatale. Qu’on ne fasse rien qui puisse le contrarier ou l’impressionner. Cette nuit, mon confrère le veillera. Si l’on avait besoin de moi...

Il n’acheva pas, il s’était aperçu qu’elle ne l’écoutait pas et qu’elle ne lui demandait pas de détails sur la blessure. Elle avait son chapeau sur la tête comme si elle s’apprêtait à quitter la maison. Le docteur ferma les yeux à demi, hocha la tête, avec un soupir, et s’en alla.